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L’autre matin, je buvais tranquillement mon café sur la terrasse, quand mon frère a débarqué, hirsute, dans la cuisine. Je regardais l’heure : 11h30. Tiens. C’est tôt pour lui. Je lisais, ou pas d’ailleurs. Peut-être que j’écrivais. Oui, prenons plutôt cette option-là. Moi, dans la cuisine, penchée, stylo en main, sur mon journal, un café et une pile de livres posée à côté. Mon frère, torse nu, cheveux en pétard, petits yeux du matin. « Salut » balance-t’il, avec sa voix de pétasse. Non pas qu’il ait une voix de pétasse. Il en adopte juste une le matin, pour souhaiter la bonne journée, avec un drôle de sourire, sa lèvre supérieure, que dis-je, sa babine supérieure s’avançant vers l’avant et remontant vers le nez dans un fascinant rictus. De façon générale, peu de mots sont échangés dans ces instants, d’une part, parce que mes matinées ne sont pas faites pour échanger, d’autre part, parce qu’hagard, il venait de quitter la douce étreinte de Morphée. Pourtant, ce matin-là, alors qu’il détaillait ma pile de livres nouvellement acquis auprès de mon petit libraire (et pas au supermarché, je ne veux plus acheter de livres au supermarché, je préfère faire vivre cette homme passionné qui me berce de sa grosse voix dès qu’il me suggère un nouvel achat), il me fit une confidence tout à fait intime et impromptue : « tiens, t’ as un Beigbeder ? Un de mes dates Tinder m’en avait offert un, j’avais vraiment bien aimé ». Pause. Un de ses dates Tinder ? Comment est-ce possible ? Mon frère est en couple depuis la nuit des temps. Enfin, de son temps. Pas avec la même, hein. Il change. Il y en a même une qui a fait plusieurs apparitions dans le film de sa vie. Appelons-la Emilie. Il se moquait souvent de sa carrure : à force de ramer, elle avait développé davantage d’épaules que lui n’en aurait jamais, même en faisant du tennis, de la manutention, du lever de poids, de l’escalade simultanément. Ça me fait penser aussi à mon oncle, qui, l’autre jour, nous racontait qu’au début de leur relation, il comparait ma tante à Boris Becker. Oui, c’est l’instant pause. Regardez son image sur Google. Imaginez-le maintenant avec des boucles d’oreille et vous aurez ma tante. Du moins, du point de vue de mon oncle. Je plaisante, marraine. Hormis la blondeur et les yeux, tu n’as rien de Becker. Mais c’est révélateur mesdames : c’est pour nos imperfections qu’ils nous aiment. J’en reviens à la vie sentimentale de mon frère. Emilie donc. Puis Noémie rapidement. Puis Camille, depuis deux ans maintenant. Peut-être plus. Deux ans et demi ? Surtout, quand a-t’il eu le temps d’aller faire son chacal sur Tinder ? Quoique si, je me souviens. La période post Em justement. Suite à leur rupture définitive. Le petit chat n’était pas au summum de sa force.
Emilie était une personnalité complexe, ayant un insatiable besoin de se faire remarquer auprès de la gent masculine. Mon Freud intérieur mit ça sur le compte du manque de figure paternelle dans son enfance. Non pas que cela lui confère une quelconque excuse. Simplement, ça permet de mieux comprendre. En fait, ça allait même au-delà de la gent masculine. Elle avait besoin de briller pour tout le monde. D’avoir une relation d’exclusivité avec les gens. Sans pour autant offrir la même chose en retour. Au début, je m’entendais vraiment très bien avec Em. Fille solaire, sportive, chill, nous partagions beaucoup. Parfois un peu trop à mon goût, qu’elle jugeait visiblement impeccable : elle appréciait faire des tours dans mon dressing, malle de sous-vêtements et maillots de bain inclus, sans mon consentement. Au moins, sois maline : ne mets pas les photos sur Instagram. Et puis, Nicolas Bedos et compagnie m’en soient témoins, le consentement est toujours requis. Toujours. Pénalité pour cette violation infâme de mes règles d’hygiène, mais rien d’irréversible. J’ai eu plus de souci lorsqu’elle me fit part de sa jalousie, envers moi d’une part, puisque j’étais devenue amie avec ses amis, et qu’elle n’appréciait pas qu’ils puissent m’apprécier sans elle pour faire l’intermédiaire, et envers eux, qui « volait » de l’attention que je pouvais avoir pour elle. Les meufs, je vous jure. Je sais que ce n’est pas méchant, que la personne en face exprime juste son besoin d’être rassurée, mais bordel. S’il y a bien une émotion que je ne supporte pas, c’est la jalousie. Zéro compassion. Et pourtant, la compassion, je la transpire. Mais là, c’est non. J’ai mes limites. D’autant que je ne peux pas te rassurer : c’est à toi de te faire confiance, et de me faire confiance par la même occasion. Aucun contrôle là-dessus. J’ai essayé. Vraiment, j’ai essayé. Jusqu’au jour où ce qui devait arriver arriva, et que tout vola en éclats. Jusque là, rien de dramatique : ça arrive de perdre des amis. J’avoue que ça ne me faisait ni chaud ni froid. Le problème, c’est qu’elle était encore et toujours ma belle-soeur, tel Astérix et son village luttant encore et toujours contre l’envahisseur. Seulement là, c’était elle l’envahisseur. - Je l’imagine en tenue de légionnaire maintenant, avec ses grandes épaules. L’uniforme de centurion la siérait davantage. - L’équation impossible là-dedans s’avérait être mon frère. Cette situation a considérablement impacté notre relation. Et la leur : si je m’abstenais (la plupart du temps) le moindre commentaire sur elle, elle n’eut pas la même courtoisie. J’en ai pris pour mon grade. Mais leur rupture n’avait rien à voir avec moi. Elle n’avait qu’à pas faire la chagasse c’te grognasse. Quand il m’annonça leur séparation, j’avoue avoir été soulagée. Plus de repas de famille tendu. Triste pour lui, aussi. Je sais qu’il l’aimait, malgré tout. Et même si leur rupture n’était pas de mon ressort, je me doute que la situation entre elle et moi n’a rien arrangé. J’aime mon frère, alors je me suis promis de ne plus jamais insulter mes belles-soeurs. Même les ex. Exception faite de cette toute petite incartade 3 ou 4 phrases plus tôt.
Suite à cette rupture donc, il vécut une disette sexuelle de 6 mois. Ou ce que je pensais, jusqu’à peu, être une disette, puisque, ne pouvant résister à la gravité, il dut trouver une solution facile et rapide pour soulager le poids de ses bourses pleines. Ah, les hommes. C’est sur que ça doit peser. Mais je me demande ce qui est le plus lourd, finalement, entre les bourses ou la solitude. Pauvres chatons. En terme de facilité et de rapidité, rien ne vaut Tinder. Scroll, match. Rencontre au bar, « on va chez toi, on va chez moi ? ». L’affaire est pliée. Pas besoin d’entrer dans les détails, tout le monde sait pourquoi il est là. Ça vaut pour les meufs aussi. D’où l’anecdote. Mon cher frère donc, scrolla, matcha, rencontra cette nana, avant de rentrer, chez elle. Une fois l’affaire pliée, il se rhabilla, et c’est à cet instant qu’elle lui dit : « attends, j’ai quelque chose pour toi ». Interloqué, il ne sut que faire. Mais l’esprit humain est bien fait : dès lors qu’il reçoit un ordre, il a une tendance probante et fascinante à simplement obéir. Pour plus d’informations, je vous invite à vous renseigner sur les travaux d’Hannah Arendt sur le développement du nazisme, et la « banalité du mal ». Revenons en à des choses plus douces : parfois, l’ordre peut-être terriblement excitant. Le date Tinder, forte de son autorité sensuelle, revint, livre à la main : un Beigbeder. « Vacances dans le coma », si mes souvenirs sont bons. « L’Egoiste romantique » aurait été plus drôle. Enfin, toujours est-il que, libéré de tout poids contraignant, il put rentrer chez lui d’une démarche assurée, un livre à la main.
Amusée, je lui demandais davantage d’informations. Qui était cette fille ? Je l’adore. Je ne suis pas la seule, comme lui ne l’était pas. Il me raconta que certains de ses amis avaient profité des largesses littéraires de cette fille. C’était son mode opératoire : un mec sur Tinder, une baise, bravo, t’es un champion, t’auras un livre. Mais comment choisit-elle les livres ? Si t’es bon, un Beigbeder, moyen, un Musso, nul, Tchoupi ? Peut-être qu’elle déteste Beigbeder. Peut-être s’adapte-t’elle à la personnalité de l’homme : un Carrère : mon gars, t’es sympa mais un peu mytho et bipolaire sur les bords. Panayotis Pascot : t’es sûr que t’es pas gay ? Sagan : mets du féminisme dans ta vie. Despentes ? Le type doit être un connard. Camus ? L’absurde de la situation lui parait délicieux. Ou alors, manque d’émotion flagrant. Saint-Exupéry ? Tu fly mon pote. JK Rowling ? Il serait temps de grandir. Georges R. Martin ? J’espère qu’elle n’a pas de rapports familiaux avec lui. J’adore ce jeu. Elle doit s’éclater, elle aussi. En tout cas, elle a réussi là où tant d’autres échouent : simple affaire d’un soir, elle en devient mémorable, sans avoir à donner plus que ce qu’elle a envie de donner. Chapeau bas, mademoiselle. Mon frère a hérité d’un Beigbeder. « Vacances dans le coma ». Je ne l’ai pas lu, alors pas évident. J’ai presque peur de le lire maintenant. D’y voir certaines choses que je n’ai pas du tout envie de voir. Un frisson me parcourt l’échine. Brr. Il y a des parts d’ombres qu’il ne vaut mieux pas éclaircir. J’ai lu un proverbe chinois l’autre jour : « Le lieu le plus sombre est toujours sous la lampe ». Je ne vais plus que lire à la bougie désormais.