17.04 : l'essence

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Overthink a Minute
5 min ⋅ 17/04/2025

17 avril 2025, nouveau confinement. Pas des plus désagréables celui-là : déjà, il ne dure pas. Il s’agit simplement d’attendre que la neige cesse de tomber. L’hiver s’impose à nouveau, à tel point que je me demande qui a annulé le printemps. Ou peut-être que j’ai trop dormi, dormi si longtemps qu’on est déjà en décembre. Où est passé l’été ? Je n’en ai aucun souvenir. Heureusement, mon téléphone est là pour me rappeler la réalité du temps. Nous sommes bien au mois d’avril, et le jardin est à nouveau tout blanc. Les routes sont fermées, je suis coincée. J’en profite pour trainer, procrastiner devant une série, sudoku dans la main, thé dans l’autre. Zoz, c’est pas sérieux. Tu devrais mettre un peu d’ordre dans ta vie. Trouver un taf, ce genre de choses. Déterminer ce que tu veux faire, envoyer des bouteilles à la mer, un peu partout. Au moment où je me décide à le faire, patatra. Plus de réseau. Je n’ai plus Internet. Le silence se fait. C’est peut-être pas plus mal, ma série commençait à me gonfler. Si je suis fascinée par la confiance en eux que dégagent les personnages, leur constante attention envers des problèmes finalement très futiles m’agacent prodigieusement. Enfin, le silence. Comme tout silence imposé, je passe d’abord par une légère phase d’angoisse. Tout solitaire qui se respecte a un besoin de bruit de fond constant. Même pour s’endormir. Et je ne peux même pas mettre de la musique. Ça ne fonctionne pas. Mon mental se calme peu à peu. Oui, tu es seule, mais après tout, tu es bien. Vient alors la question souveraine dans ce genre de situations : qu’est-ce que je vais faire ? L’instinct susurre : écris. Instinct qui s’exprime de façon assez drôle, à travers les voix de certains de mes proches. Tantôt une voix grave, tantôt une voix rauque, tantôt une voix aigüe. Pour me dire, sur le même ton, avec la même émotion : « écris ». J’imagine les visages, les accents, les lèvres qui s’ouvrent doucement pour ne prononcer que ce seul mot : « écris ». Décidément. Je n’ai plus le choix, je suis confinée, acculée. Il ne me reste rien d’autre. 

Alors j’entame les paragraphes. Me bats avec mon esprit : sur quel sujet puis-je bien m’exprimer ? Est-ce que ça sert véritablement à quelque chose ? Tu n’en feras jamais rien… A chaque bataille menée, j’ai toujours l’impression d’en revenir au point 0. Au stade de la meuf qui sait manier un peu de vocabulaire, et alors ? L’égo charge, comme la cavalerie d’Iéna : bien sur que t’as du talent, t’as des choses à dire, montre ta voix. Pour quelqu’un qui l’a perdu à de multiples reprises ces derniers mois, c’est ironique. Mais s’agissant de mon ego, il ne pouvait qu’être narquois. Et puis, le combat continue, incessant, entre percées de confiance en soi, rapidement balayées par une attaque insidieuse de dévalorisation. Au fur et à mesure que les doigts courent sur le clavier, les voix s’amenuisent, les armes se baissent, le silence se fait. Ah. Enfin. Ne reste plus que des mots, à la pelle. Qui s’enchainent, dansent, jaillissent les uns après les autres. Pour former un tout. Un tout, tout simplement. J’évite de les relire, ça m’évite de juger. Je n’ai toujours pas de sujet. Regarde, c’est déjà le deuxième paragraphe que tu lis, et pourtant, je ne t’ai rien dit. Rien appris. Pourtant, je pourrais t’en apprendre, des choses. Plus ou moins intéressantes. Que la capitale de la Macédoine, c’est Podgorica. Que Louis XIV est né en septembre 1638, et décédé en 1715. Que le Grand Bleu a été hué à sa sortie au festival de Cannes. Qu’1+1 font 2. Que la Bible a été écrite par plusieurs mains, au fil des siècles. Que le Bouddha était un prince, qui a renoncé à tout, pour atteindre l’illumination. Que les Grecs étaient pédérastes, parce qu’il pensait que la sagesse se transmettait par pénétration. Que Zeus les préserve s’ils la transmettaient à une femme. Que Mick Jagger et Keith Richards ont commencé à écrire des hits parce qu’on les a enfermé des heures durant dans une pièce. Par exemple, As Tears Go By, monument de nostalgie que Jagger a d’abord préféré refiler à Marianne Faithfull parce qu’il l’estimait trop sentimental. Pas assez rock’n’roll. En fait, je pourrais t’enterrer sous une somme d’informations relativement inutiles, juste pour éviter le sujet. Juste pour éviter de parler. De parler de moi. Ce qu’il est facile de broder… Parce que dans le fond, le véritable sujet, il est là : c’est que si j’écris, c’est pour parler de moi. Je ne sais pas faire autre chose. J’admire ceux qui inventent des mondes, des sagas, des personnages forts à la Game of Thrones ou Harry Potter. Et je me demande toujours quels personnages les représentent, finalement. C’est toute la force de la fiction : d’assumer ses rêves et ses parts sombres, dans l’anonymat le plus total. C’est peut-être pour ça, que je n’arrive pas à écrire de la fiction. Je n’ai pas envie de porter un masque. Je n’ai pas envie de me cacher derrière un personnage. J’ai envie d’être foncièrement, brutalement, irrémédiablement, moi. Mais, qui suis-je ? 

Voilà, ça y est. On arrive au coeur du sujet. Qui suis-je. Qui suis-je, hein ? Si l’on suit le raisonnement cartésien, « je pense donc je suis », mon être se résumerait à la globalité de mes pensées. Sacré bordel. Cependant, ce qui est intéressant dans l’adoption de ce point de vue, c’est la pluralité de réponses possibles. Quand on demande à quelqu’un qui est telle personne, plusieurs options se présentent : son identité, son métier, son rapport aux autres (c’est la fille d’un tel, le frère de lui…). Ce qui permet de les définir en société. Mais ce qui est véritablement intéressant, et que sous-entend Descartes dans la notion de pensée, c’est qu’au-delà de ces notions d’identité, de capacité de la personne, ou de ses relations, c’est sa véritable essence. Question qui ne s’exploite à 100% que dans un rapport de soi à soi-même. Pardon, je fais compliqué. En gros, la question « qui suis-je », question relativement fondamentale dans l’architecture d’une personne, ne s’aborde qu’en interne. De toi à toi-même. Eventuellement avec un psy, ou un coach. Mais il y a peu de chances qu’à la question « qui est-ce » ou « qui es-tu », tu répondes que t’es quelqu’un de sympa, de passionné.e d’histoire, un peu lunatique sur les bords, un enfant rejeté, une femme indépendante, un véritable connard. Parce que ce qu’on veut voir en société, c’est le palpable, l’apparence et pas l’essence. Pas ce qui fait de toi ce que tu es. Et c’est normal. On ne va pas connaitre intimement chaque personne qui croise notre route. D’autant qu’il y a toujours une différence de perception entre l’image qu’on pense donner, et l’image que l’autre perçoit réellement. Je ne me définirais probablement pas de la même façon dont toi, tu me définirais. Ça aussi, c’est intéressant. En réalité, on pourrait se définir à travers bon nombre d’adjectifs qualificatifs. La langue française en étant riche, on peut être tout et son contraire. Merci Molière. Seulement, tous ces adjectifs ne s’appliquent qu’à un instant T. Qu’à un état d’être impermanent. Constat effrayant et rassurant à la fois : à chaque instant nous est offerte la possibilité de devenir quelqu’un d’autre, et tout ce qui est passé ne compte déjà plus. Le bien et le mal ne sont alors que des notions vides de substances, puisque mouvantes. Pas de bonne personne, ni de mauvaise. Si tant est que cette théorie comporte une part de vérité, je crois aussi que chaque être se définit par des valeurs profondes, inhérentes à lui-même. Que son éducation et son passé peuvent sculpter certes, mais avec une base certaine. Mais ce n’est pas suffisant. 

Plus j’écris, plus je réalise. D’un coup. L’évidence me frappe. Toutes ces théories sont fausses. Ou du moins complémentaires. Que l’essence d’une personne ne se compose pas seulement d’adjectifs, ou de valeurs. Que l’essence d’une personne se compose de ses histoires, pêle-mêle. D’où le fait, peut-être, que l’on s’encombre de plus de photos que nos mémoires peuvent conservées. Ce que nous sommes est un enchevêtrement de ce que l’on fait, de ce que l’on dit, de ce que l’on pense, de ce que l’on incarne. D’où finalement, tout l’intérêt d’écrire pour moi : raconter ses histoires. Parce que telle est mon essence, tel est mon sens. 

Overthink a Minute

Par Zoé André