Je sais, je sais. Depuis que j'ai découvert Sagan, je n'ai plus qu'elle à la bouche, et j'en remets encore une couche... J'adore, tout simplement. Et n'en déplaise aux féministes, c'est un homme qui me l'a fait découvrir. Comme quoi, l'espoir est permis !
Il pleut ce matin. Hallelujah. Ça fait du bien. On est dimanche, il pleut : pas de culpabilité à ne rien faire. Finalement si. Je pars demain. Je m’en vais, ça y est. J’ai en fait 1 million de choses à faire, à empaqueter, à penser, à organiser. J’ai horreur de ça. Surtout qu’il pleut. Alors, je me pose, avec un café dans la main. J’avais commencé un documentaire sur Françoise Sagan hier soir, et je ne l’ai pas terminé. Ça me semble être le bon moment pour le poursuivre. Le documentaire porte notamment sur « Bonjour Tristesse ». Je l’ai lu, récemment. A vrai dire, je me suis demandée pourquoi je ne l’avais pas lu avant. C’était comme lire un film. Un film de Godard, très new age. Je pouvais presque humer l’odeur du soleil et des pins, voir la lumière de l’été sur la côte, observer Cécile courir vers Cyril et son bateau, sentir le vent dans la décapotable.
Dans le documentaire, ils insistent sur le tournant que le livre a opéré lors de sa parution. A la fois pour Sagan. A la fois pour le reste du monde. Elle ne comprend pas. Elle a 18 ans quand elle écrit tout ça. Elle n’a pas compris ce qu’elle écrivait et l’impact que ça pouvait avoir. Je précise quand même, si l’envie te prend : rien de choquant à le lire aujourd’hui. A vrai dire, moi non plus je n’avais pas compris que ça puisse choquer, jusqu’à en être interdit dans certains pays (Espagne, Portugal…). C’est à replacer dans le contexte. Le livre est sorti en 1954. Forcément, en 1954, ils n’avaient pas la même façon d’envisager la vie. C’était bien moins libéré. Surtout pour les femmes. Mais je vais pas te spoiler. Non, lis-le, et on en parlera après. Typiquement, Sagan avant, c’est comme Despentes maintenant. En plus romantique. Pour le coup, je crois que Despentes, elle, comprend très bien ce qu’elle fait et que c’est exactement ce qu’elle cherche, le choc. Elle veut percuter ton subconscient à Mach 12, Verstappen et Hamilton en combiné, droit dans le mur de tes valeurs. Mais dans cette course, Sagan, c’est Nikki Lauda. C’est elle qui est à l’aube de la révolution, avec pour seules armes sa candeur teintée de naïveté, toute la force de son humanité. Je te l’accorde, pour la douceur, j’aurais pu trouver une autre figure que Lauda, une autre métaphore que la F1. Et en même temps, comme c’est un sport assez masculin, « mécanique », je trouve ça assez à propos…
Bref, Sagan donc, a été propulsée d’un coup d’un seul dans un monde d’adultes, où on lui a demandé d’endosser un rôle, celui de porte-parole, de figure de proue du féminisme et de la jeunesse. Qui le lui a demandé, je ne pourrais pas te répondre. Probablement les médias, les critiques, les producteurs, les bien-pensants… C’est assez affolant. Chacun interprète, cherchant un sens absolu à tout ce qu’elle a écrit. Ils font des grandes phrases, analysent encore et toujours. Mais pourquoi, tu crois ? Pour prouver qu’après tout, chaque mot a été pesé et mesuré, que ce roman est le fruit d’un travail harassant plutôt que d’un talent insultant ? C’est rassurant après tout. C’est ÉGALITAIRE. Et en 1954, l’égalité est bientôt inscrite parmi les valeurs de la devise nationale…
Elle n’a que 18 ans. Elle le scande dans ses interviews, son insolence comme rempart de sa timidité : elle est paresseuse, elle n’a écrit ce livre que parce qu’elle s’ennuyait. Je ne peux m’empêcher de penser, avec ma psychologie de comptoir, qu’il y a autre chose derrière. Pas dans le sens où elle l’a travaillée. Mais qu’il y a aussi une part où cet éclat de génie a dû la terrifier. Qu’elle a du se demander si ce n’était pas un simple coup de chance, et que l’inspiration ne reviendrait jamais, pour écrire un plus grand livre. Si, à 18 ans, elle n’avait pas déjà fait le plus grand. Parce qu’effectivement, elle avait la flemme. Elle, elle voulait vivre, un peu comme ses personnages, au rythme de la mer, du soleil, et des fêtes. Finalement, ce roman, c’est ça. Un fantasme. Le fantasme d’une jeune fille de 18 ans, un été enfermée seule dans une grande maison. Et en l’assumant, elle a tout changé. Ou plutôt, elle a contribué à faire changer les choses. Avec d’autres. Doucement. Mais sûrement. C’est fou, non ? Je trouve ça absolument prodigieux. Tu imagines, la probabilité pour que des personnalités telles se soient concentrées à ce moment précis de l’histoire de l’humanité ? Parce qu’évidemment, il n’y a pas que Sagan. Elle fait en plus partie de la catégorie des « intellectuelles », comme Colette, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Simone Weil… Mais il y a aussi eu les autres, les actrices qu’on traitait de putes à tout bout de champs, comme Bardot. Chacune, en haussant une voix réduite au simple murmure, a montré qu’une autre voie était possible. Tu crois qu’elles s’observaient, entre elles ? Qu’elles se disaient qu’elles faisaient partie de quelque chose de plus grand ? Qu’elles s’estimaient pour cela ? J’espère quand même un peu.
Enfin voilà, en ce moment, je me pose des questions, et beaucoup d’entre elles portent sur le féminisme. Non pas que j’en sois une adepte. Entre toi et moi, ça prend des proportions qui m’inquiète un peu. Il y a encore beaucoup à faire et je ne suis pas certaine que passer du temps à haïr les hommes et à le revendiquer soit le meilleur plan d’actions. Moi, je me dis, assez naïvement, qu’on pourrait être juste essayer de s’aimer un peu plus les uns les autres. Que je préfère faire l’amour que la guerre. Littéralement. Je crois que Sagan serait plutôt d’accord d’ailleurs. Et puis, toutes ces questions me servent bien : j’ai pu passé ma journée tranquille, exactement comme je le voulais : à écrire et regarder des docus. Même pas fait mes valises. Tant pis. Je partirais mardi.